La reconnaissance biométrique dans les lieux publics – une menace pour les droits humains

Dans les aéroports, les stades de foot ou dans le cadre de poursuite pénale, la reconnaissance faciale et d’autres systèmes de reconnaissance biométrique sont de plus en plus employés en Suisse. Lorsqu’ils sont utilisés à des fins d’identification dans les lieux accessibles au public, ces systèmes sont incompatibles avec les droits fondamentaux et les droits humains, notamment le droit à la sphère privée, la liberté d’expression et de rassemblement, et l’interdiction de discriminer.

Angela Müller
Dr. Angela Müller
Directrice d'AlgorithmWatch CH | Responsable politique & de plaidoyer
Estelle Pannatier
Estelle Pannatier
Chargée de politique et de plaidoyer

Cet article est d'abord paru sur humanrights.ch

En Suisse, des systèmes de reconnaissance faciale à des fins d'identification sont utilisés par certaines polices cantonales à des fins de poursuite pénale, notamment dans les cantons d'Argovie, de Neuchâtel, de Saint-Gall et de Vaud. Fedpol prévoit d’introduire un système de reconnaissance faciale dès 2026. Des systèmes ont également été testés pour l’accès à des stades de foot.

Pour identifier une personne, ces systèmes comparent des données biométriques telles que les caractéristiques de son visage ou sa voix à une masse de données enregistrées dans une base de données. Cet usage se distingue de l’authentification utilisée pour le déverrouillage du smartphone ou le contrôle des passeports à l'aéroport – dans ce cas, le visage est comparé avec une image existante pour déterminer s’il s’agit bien de la même personne, sans chercher à déterminer son identité.

Une atteinte aux droits fondamentaux et aux droits humains

Lorsqu’ils sont utilisés dans l'espace accessible au public pour identifier des personnes, les systèmes de reconnaissance biométrique entraînent des atteintes disproportionnées aux droits fondamentaux et aux droits humains.

L’identification et la surveillance constante dans l'espace public constituent une atteinte au droit à la vie privée (art. 13 Cst., art. 8 CEDH et art. 17 Pacte ONU II). Le droit à la protection contre l'emploi abusif des données personnelles garantit en effet aux individus le droit de décider dans quelle mesure des données personnelles concernant leur vie peuvent être divulguées (art. 13 al. 2 Cst.).

Mais la simple présence d'une telle infrastructure de surveillance a en outre un effet dissuasif : elle pourrait décourager les personnes d'exercer d'autres droits fondamentaux tels que la liberté d'expression (art. 16 Cst.art. 10 CEDH et art. 19 Pacte ONU II) ou la liberté de réunion (art. 22 Cst., art. 11 CEDH et art. 21. Pacte ONU II). Elle pourrait les dissuader de participer à des manifestations ou de se rendre dans certains lieux qui pourraient, par exemple, donner des indications sur leurs opinions politiques ou leur orientation sexuelle. Les personnes et les groupes victimes de discrimination sont particulièrement concernées - notamment parce qu'ils sont souvent plus exposés aux mesures de surveillance.

Enfin, ces systèmes peuvent également avoir des effets discriminatoires, car ils reconnaissent souvent moins bien les personnes racisées ou les femmes, en raison du manque de diversité de leurs données d’entrainement.

La reconnaissance faciale utilisée en Suisse malgré des bases légales insuffisantes

Dans la loi suisse révisée sur la protection des données (nLPD), qui entrera en vigueur en septembre 2023, les données biométriques sont considérées comme sensibles dans la mesure où elles identifient clairement une personne physique. Il n'existe pas d'autorisation générale pour le traitement de telles données : une base légale (dans une loi au sens formel) serait nécessaire pour cela. Leur utilisation n’est toutefois pas non plus explicitement interdite. La nLPD s'applique uniquement aux autorités fédérales et aux acteurs privés, et pas aux cantons. Bien que l’insuffisance des bases juridiques existantes en la matière soit pointée du doigt, certains cantons utilisent déjà des systèmes de reconnaissance faciale par exemple dans le contexte de la poursuite pénale.

Un traitement de données sensibles par des systèmes de reconnaissance biométrique est considéré comme une atteinte grave au droit à l'autodétermination en matière d'information (art. 13, al. 2, Cst.), raison pour laquelle une base légale dans une loi au sens formel est nécessaire. Une telle atteinte aux droits fondamentaux par les autorités fédérales ou cantonales ne peut en outre être justifiée que si elle repose sur une base légale, si elle est proportionnée, si elle est justifiée par un intérêt public suffisant et si elle ne porte pas atteinte à l'essence des droits fondamentaux (art. 36 Cst.).

La Suisse doit tracer des lignes rouges pour protéger les droits fondamentaux

Dans la pratique, force est de constater que la protection des données et l'autodétermination en matière d'information n’empêchent pas l’utilisation de ces systèmes. C’est pourquoi la Suisse doit tracer des lignes rouges claires et interdire les usages de la reconnaissance biométrique incompatibles avec les droits fondamentaux et permettant une surveillance de masse. L'utilisation de tels systèmes dans les espaces accessibles au public en fait partie.

En outre, un débat public doit également avoir lieu sur l'utilisation de systèmes qui classent les personnes dans des catégories telles que le genre ou l'âge sur la base de leurs données biométriques ou qui promettent de reconnaître les émotions des personnes. Un exemple récent : les CFF prévoyaient de mettre en place une infrastructure de surveillance dans les gares, qui devait notamment permettre une catégorisation - probablement basée sur des données biométriques - afin d'analyser l'âge, la taille et le sexe des voyageur·euse·x·s. La forte opposition, de la société civile a conduit les CFF à y renoncer à cet aspect du projet.

Plusieurs villes suisses ont déjà interdit l’utilisation de systèmes de reconnaissance biométrique dans l’espace public et la discussion a également lieu au niveau cantonal, notamment grâce aux actions de sensibilisation menées par l’alliance «Stop à la reconnaissance faciale». Une coalition d'organisations de la société civile appelle également à une interdiction au niveau européen au travers de la campagne «Reclaim Your Face».

La reconnaissance biométrique à des fins d’identification dans les lieux accessibles au public porte gravement atteinte aux droits fondamentaux et aux droits humains. Les villes de Zurich, St-Gall et Lausanne ont déjà décidé son interdiction dans l’espace public. Une interdiction doit être édictée à l’échelle suisse.